Chapitre trois
Un mois plus tard, la pomme est toujours fichée dans la carapace de Gregor. La blessure est grave et le fait souffrir. Elle le handicape dans ses déplacements, l’empêche dorénavant de ramper aux murs. Toutefois, cette blessure semble avoir faire prendre conscience au père que, malgré son apparence, Gregor reste un membre de la famille et qu’à ce titre il convient de supporter son existence. En compensation des dommages irréversibles causés par l’incident, le père laisse la porte de la chambre de Gregor entrouverte de sorte que celui-ci, tapi dans l’ombre, peut observer la famille qui dîne. Gregor constate que les conversations ne sont plus aussi animées et enjouées qu’autrefois et que le silence est de mise. Chaque soir, après le dîner, la mère se met à coudre de la lingerie pour un magasin tandis que Grete apprend la sténographie. Épuisé, le père s’endort sur sa chaise, vêtu de son uniforme taché dont les boutons dorés sont bien astiqués. À partir de dix heures, mère et fille tentent de le réveiller pour qu’il aille se coucher, mais celui-ci, dans un demi-sommeil, les repousse jusqu’à ce qu’elles finissent par le soulever pour l’amener à la chambre. La famille, percluse de fatigue, n’a plus de temps à consacrer à Gregor. Pour faire face aux difficultés financières, des bijoux de famille sont vendus et la bonne est remplacée par une femme chargée uniquement d’effectuer les gros travaux, la mère se chargeant du reste. La famille se plaint de ne pouvoir quitter l’appartement devenu trop grand à cause de Gregor, jugé intransportable. Gregor pense qu’il n’est pas la véritable raison de leur immobilisme, car il suffirait de le mettre dans une grande caisse de transport pour régler le problème. Il pense que c’est plutôt un sentiment de désespoir qui les entrave. Chaque soir, mère et fille pleurent en silence. Une fois la porte de sa chambre refermée sur lui pour la nuit, Gregor trouve rarement le sommeil. Il ne peut s’empêcher d’espérer que tout revienne comme avant. Quelques souvenirs de sa vie d’homme lui reviennent en mémoire, ses collègues, ses supérieurs, des femmes et les étrangers dont il a croisé le chemin. Parfois, Gregor se sent en colère contre le manque de soins dont il fait l’objet et imagine se rebeller. Grete continue à lui apporter à manger, mais ne se soucie plus de savoir s’il a mangé ou non. Elle ne fait presque plus le ménage dans la chambre. Gregor tente de lui montrer son mécontentement, mais si Grete voit bien les traces et la poussière, elle n’y remédie pas pour autant. Un jour, la mère de Gregor décide de lessiver la chambre à grandes eaux. Dès que Grete remarque le changement, elle se vexe — c’est son travail de s’occuper de Gregor — et fait une crise de larmes que ses parents n’arrivent pas à calmer. Par la porte de sa chambre restée ouverte, Gregor assiste à la scène et s’agace du bruit. Un jour, Gregor fait la rencontre de la vieille femme de peine dont la large carrure laisse à penser qu’elle a surmonté des épreuves au cours de sa vie. Cette femme ouvre par hasard la porte de la chambre et apercevant Gregor, ne manifeste à son égard que de la stupeur. Les jours suivants, insensible à l’aspect de Gregor, elle passe régulièrement une tête par la porte et l’interpelle Gregor. Ce dernier s’agace d’être tourmenté inutilement par cette femme. Un matin de printemps, n’en pouvant plus de l’attitude intrusive de la domestique, il adopte une attitude menaçante. Mais la femme, nullement impressionnée, défie Gregor en brandissant un siège au-dessus de sa tête jusqu’à ce qu’il capitule. La famille décide de sous-louer une pièce de l’appartement à trois hommes qui exigent que la maison soit propre et en ordre. Ils ont apporté leurs propres meubles obligeant la famille à faire de la place en retirant une partie des siens. Et c’est dans la chambre de Gregor que tous ces meubles et objets encombrants s’entassent. Chaque fois que cela est possible, la femme de peine vient déposer tout ce qui semble à première vue inutile, mais dont la famille ne veut pas se séparer. Un jour, elle y dépose même les poubelles. Contrarié par l’état de sa chambre, Gregor ne cesse de déplacer ce qui y est déposé. Il est fatigué, ne mange presque plus et se sent triste à mourir. Lorsque les sous-locataires dînent à l’appartement, la porte du séjour reste fermée, ce dont Gregor s’accommode parfaitement. Un soir, la femme de peine oublie de la fermer et Gregor assiste au repas des trois hommes. Il les voit étudier scrupuleusement le contenu de leurs assiettes et la qualité des mets cuisinés par la mère avant de témoigner de leur satisfaction. La mère et la fille sont soulagées, le père vient saluer les trois hommes et toute la famille se retire dans la cuisine pour dîner. Gregor remarque le contraste entre l’appétit dont les sous-locataires font preuve et son propre manque d’appétit. Lorsqu’un air de violon s’élève de la cuisine, les trois hommes tendent l’oreille, se lèvent et viennent se presser à la porte pour écouter. Le père les surprend et leur dit que si cela les dérange, on peut arrêter immédiatement. Les trois sous-locataires sont au contraire ravis et demandent alors que Grete vienne jouer du violon dans le salon. Grete s’installe et se met à jouer. À l’écart, les parents suivent la représentation avec attention. Gregor, attiré par la musique, passe la tête dans la salle sans se soucier d’être vu. D’ailleurs, Gregor se fiche dorénavant de l’image qu’il peut renvoyer et malgré son état de saleté poussiéreuse, il s’avance sur le parquet du séjour. Personne ne lui prête attention. Les trois hommes, très intéressés au début du morceau de musique, semblent déçus de la prestation de Grete, mais restent dans le séjour par politesse envers la famille. Grete joue et Gregor s’avance un peu plus. Il se dit qu’il est tellement émerveillé par la musique qu’il ne peut pas être une bête. Emporté par son enthousiasme, il décide de se frayer un chemin jusqu’à sa sœur avec l’intention de lui signifier qu’il aime sa musique, que les autres ne savent pas l’apprécier à sa juste valeur et qu’elle ferait mieux de venir jouer dans sa chambre. Gregor se perd dans ses pensées et imagine qu’il garderait ainsi Grete pour lui tout seul, dans la pièce, pour qu’elle joue rien que pour lui. Il empêcherait les autres de rentrer. Ils s’assiéraient tous les deux sur le canapé et il lui dirait qu’il avait le projet de l’envoyer au Conservatoire. Grete fondrait alors en larmes, ils s’enlaceraient et Gregor déposerait un baiser dans son cou. Gregor est brutalement sorti de son rêve éveillé par un cri. L’un des hommes l’a vu s’approcher et le désigne du doigt. Grete cesse de jouer. Le père se précipite vers eux pour les rassurer et pour obstruer leur vue afin que Gregor ne soit plus dans leur champ de vision. Les trois hommes demandent alors des explications au père qui, aidé par Grete, les repousse gentiment vers leur chambre. Agacés, l’un des hommes déclare que compte tenu des conditions répugnantes qui règnent dans le logement, il donne congé immédiatement, sans payer ce qu’il doit encore. Il menace même de réclamer un dédommagement. Les deux autres sous-locataires lui emboitent le pas et déclarent qu’eux aussi donnent leur congé. Le père est abattu. Gregor, qui n’a pas bougé de sa place pendant cette scène, redoute les conséquences de ce qui vient de se passer. Grete prend alors la parole et déclare qu’il faut se rendre à l’évidence : il faut se débarrasser de cette horrible bête, car ça ne peut plus continuer comme ça. Le père approuve la position de sa fille. La mère est hagarde. Grete dit alors à son père que s’il faut à l’avenir travailler dur, ce n’est pas pour supporter, en plus, la présence de ce supplice perpétuel. Elle éclate en sanglots. Le père lui demande comment faire, mais Grete ne sait pas. Le père dit que si seulement Gregor pouvait comprendre ce qu’ils disent, un accord pourrait être trouvé. Grete répond qu’il n’y a pas d’autre solution que de le faire partir et que pour y arriver, il faut simplement se dire que ce n’est pas Gregor. Elle explique que si cette chose était encore Gregor, elle aurait compris depuis longtemps qu’elle doit partir au lieu de les persécuter comme elle le fait. Elle se réfugie alors derrière son père comme prise d’une soudaine peur panique de Gregor qui vient de bouger et d’entamer un demi-tour pour retourner dans sa chambre. Il est mal en point et sa manœuvre est difficile. Tout le monde finit par comprendre qu’il ne veut agresser personne, mais retourner dans sa chambre. La famille semble triste et le regarde poursuivre péniblement son demi-tour. Gregor regagne ainsi sa chambre. À peine y a-t-il pénétré que Grete se précipite pour refermer la porte sur lui et la verrouiller à double tour. Gregor, très affaibli, ne sent même plus ses douleurs. Il pense tendrement à sa famille et meurt au petit jour. Lorsque la femme de peine entre dans la chambre le matin pour faire sa visite habituelle, elle découvre Gregor immobile et pense qu’il le fait exprès. Du bout du balai, elle tente de le chatouiller puis se met à le pousser. Gregor reste inerte. La femme de peine constate alors qu’il est mort et alerte la famille sans ménagement. Grete et les parents sautent du lit et se rendent dans la chambre de Gregor. Tous constatent que l’insecte est bel et bien mort et le père remercie Dieu. Devant le corps plat et sec, Grete remarque que, faute de ne plus manger depuis longtemps, Gregor était devenu très maigre. Grete et se parents retournent dans la chambre de ces derniers tandis que la femme de peine ouvre grand la fenêtre pour aérer. Les trois locataires sortent de leur chambre et réclament leur petit déjeuner. La femme de peine leur fait signe de se taire et de la suivre. Elle les emmène contempler le cadavre de Gregor. Sur ces entrefaites, la famille sort de la chambre, les yeux rougis, et le père ordonne aux trois hommes de quitter la maison immédiatement. Tout d’abord décontenancés, les trois hommes finissent par s’exécuter et quittent l’appartement sous le regard attentif de la famille. Seule dans le logement, la famille décide de s’accorder une journée de repos et de promenade. Pendant qu’ils rédigent un courrier d’excuse à leurs employeurs respectifs, la femme de peine entre pour leur annoncer qu’elle a fini son travail et, après un moment de silence, leur dit en riant qu’elle a réglé le problème de la chose d’à côté. Vexée que personne ne la remercie de son initiative, elle quitte l’appartement en claquant la porte. Agacé que cette femme soit venue détruire leur toute nouvelle tranquillité, le père annonce à sa femme et sa fille, qu’il mettra la bonne à la porte le soir même. Après avoir savouré un moment passé ensemble à se cajoler les uns les autres pour oublier ces vieilles histoires, la famille part en excursion en banlieue sous un beau soleil. Ils discutent de leurs perspectives d’avenir et réalisent que leurs situations sont finalement plutôt convenables. Ils pensent que pour améliorer leur sort, il convient de déménager pour louer un appartement plus petit, donc moins cher, et mieux situé, donc plus pratique. Grete reprend des couleurs et s’anime peu à peu. Les parents réalisent qu’elle est devenue une belle fille plantureuse et qu’il serait temps de la marier.
Analyse
Ce dernier chapitre se déroule en deux temps : la mort de Gregor et l’épilogue (dans lequel le narrateur adopte désormais le point de vue de la famille).
On apprend qu’un mois s’est passé depuis que Gregor a été violemment refoulé par son père. Il est gravement blessé, presque invalide. De ce fait, il ne représente plus une véritable menace aux yeux de la famille qui laisse donc la porte de sa chambre entrouverte. L’interdit existe toujours, mais revêt une autre forme. Tapi dans l’ombre (conformément à sa condition de cafard) Gregor peut voir sans être vu. Cette petite ouverture sur le monde humain lui permet de constater que la famille, percluse de fatigue, a adopté de nouveaux rituels empreints de tristesse et de désarroi. Ce spectacle quotidien auquel assiste Gregor est une manière de lui faire comprendre qu’il est un fardeau puisqu’il n’a plus sa place au sein du foyer, qu’il est de trop. Chaque soir, dans le silence, la mère coud et la sœur apprend la sténographie. Le père, qui était précédemment décrit comme un vieil homme empâté affublé quotidiennement une vieille robe de chambre, porte désormais un uniforme d’employé de banque qu’il ne quitte plus. Toutefois, cette nouvelle prestance du père, symbole de sa puissance paternelle retrouvée, est toute relative. Vis-à-vis de l’extérieur, il n’est qu’un salarié obéissant à sa hiérarchie, son uniforme s’avère en réalité d’une propreté douteuse et il est totalement soumis aux exigences des trois sous-locataires qui ont emménagé dans l’appartement. Ces derniers, qui veulent que la maison soit propre et bien tenue, ont apporté leurs meubles.
Contrainte de faire de la place, la famille se met à entasser le surplus de leurs meubles dans la chambre de Gregor. Intervient alors la femme de peine qui va amplifier cette initiative en déposant dans la pièce tout ce qui semble à première vue inutile, mais dont la famille ne veut pas se séparer. La chambre de Gregor devient un débarras voire un dépotoir puisque la femme de peine vient même y déposer des ordures. L’espace de vie — de survie — de Gregor s’amenuise jour après jour. Gregor, qui n’a déjà plus le statut d’humain, perd celui d’insecte. Il devient un simple encombrant. D’une certaine manière, la femme de peine incarne l’arrivée programmée de la mort de Gregor. Elle n’a pas peur de Gregor (on n’a pas peur d’un détritus). Elle manifeste tout au plus de la surprise et une sorte de curiosité malsaine. C’est elle qui va être à l’origine de l’ultime crise qui aboutira à la mort de Gregor (elle laisse la porte de sa chambre entrouverte alors que les trois sous-locataires dînent dans la salle à manger). Pour finir, c’est elle qui découvre le cadavre de Gregor et en débarrasse la famille sans que personne n’ait eu besoin de le lui demander (d’ailleurs, quand le père la congédiera, on peut y voir une manière de se débarrasser de sa mauvaise conscience). Cette femme ne va pas donner la mort à proprement parler, mais elle va, par ses actes, révéler l’inconscient mortifère que la famille a envers Gregor.
Tout contribue à banaliser ce qu’est devenu Gregor. Même les sous-locataires ne semblent pas bouleversés de le voir (contrairement au fondé de pouvoir au début de l’histoire). Les réactions de la famille ont également évolué : le père ne refoule pas Gregor sans la chambre, mais il repousse calmement les sous-locataires dans la leur. Grete, qui s’occupait jusqu’ici de son frère, commence à être moins impliquée dans l’entretien de la chambre et fait une crise lorsqu’on lui fait la remarque.
Grete se détache peu à peu des devoirs qui incombent au pouvoir qu’elle a revendiqué. Lorsque Gregor entre dans le salon, Grete est soudainement effrayée de le voir apparaitre. Progressivement, elle révèle par ses actes une certaine violence à l’égard de son frère. Cette banalisation du phénomène est une étape qui est indispensable à l’inconscient familial pour pouvoir prononcer, à demi-mot, une sentence à l’égard de Gregor : Grete dit qu’il faut chercher à s’en débarrasser (elle prononce l’impensable) et le père dit que si Gregor pouvait les comprendre, il s’en irait de lui-même. Le père aimerait que son fils consente à sa propre disparition afin de ne pas être obligé de le condamner à mort. Toutefois, prononcer ces paroles en présence de Gregor équivaut à une condamnation à mort. Gregor n’a plus qu’à s’exécuter et se laisser mourir (il a d’ailleurs déjà entamé lui aussi ce processus en cessant de s’alimenter). En résumé, il est nécessaire pour la famille de ne plus considérer cet insecte comme étant Gregor pour pouvoir s’en débarrasser (on peut facilement se défaire d’un déchet).
Cette sentence de mort prononcée par le père est la violence (non plus physique, mais psychologique) qui fait suite à l’ultime transgression de Gregor. Malgré son état déplorable, ce dernier franchit le seuil de sa porte, emporté par son émerveillement à écouter sa sœur jouer. Il considère d’ailleurs que son ressenti prouve bien qu’il ne peut pas être une bête comme on le lui signifie quotidiennement. Fort de cette considération, la tête haute pour espérer croiser de nouveau le regard de sa sœur, il pénètre dans le salon afin de protéger Grete de ces personnes indignes d’elle. Lorsqu’il fantasme sur l’idée d’emmener Grete dans sa chambre et de l’embrasser dans le cou, on peut imaginer qu’il espère qu’un tel baiser le retransformera en humain, comme dans les contes de fées. Cette dernière transgression de Gregor va permettre au père de passer l’ultime cap de sa métamorphose : il se reprend en main avec le soutien tacite de la femme et de la fille (ces dernières s’en réfèrent totalement à ses décisions). Cette révélation du père est rendue possible grâce à la mort du fils.
Lorsque toute la famille regarde le cadavre, ce dernier perd son caractère terrifiant pour devenir insignifiant. Pourtant, le lecteur sait que Gregor est mort en humain. Une fois le fils mort et donc le problème réglé, la femme de peine va ouvrir les portes et les fenêtres. Ce geste d’ouverture vers l’extérieur symbolise l’avenir, le renouveau, le renouvellement. D’ailleurs, sans que le lecteur possède d’idée précise du délai qui s’est écoulé entre la métamorphose et la mort de Gregor, il peut ressentir ce renouveau puisqu’on comprend que le printemps vient d’arriver. Si la famille renait ainsi, c’est Grete qui marque le plus ce renouveau (une nouvelle fois, comme pour la métamorphose de Gregor, ce sont des regards extérieurs qui permettent d’en juger). Grete est devenue une femme. On comprend que la mort de Gregor est à mettre en miroir avec la révélation de Grete au monde.