La décision d'Elena Ferrante de publier tous ses romans, y compris les quatre romans napolitains, sous le couvert de l'anonymat peut sembler surprenante à première vue. En particulier à l'ère numérique du XXIe siècle, où la célébrité d'un auteur et sa capacité à s'autopromouvoir efficacement par le biais des divers mécanismes des réseaux sociaux peuvent avoir un impact significatif sur ses ventes et sa réception par le public, il est curieux d'observer que Ferrante ait choisi de dissimuler les détails qui permettent de l'identifier.
Toutefois, les œuvres de fiction publiées de manière anonyme ou sous un pseudonyme ne datent pas d'hier. Il s'agit en outre d'une coutume souvent liée aux femmes écrivains : selon le contenu du roman, aux XVIIIe et XIXe siècles, une publication contenant des éléments encore jugés " indignes d'une femme " pouvait gravement nuire à leur réputation. Ainsi lorsque Mary Shelley publie le célèbre roman Frankenstein, elle le fait sous le couvert de l'anonymat. La plupart des lecteurs présument que c'est son mari, le poète Percy Shelley, qui en est l'auteur. Certaines femmes se soucient moins de leur réputation mais craignent davantage que leur œuvre ne soit pas prise au sérieux si l'on apprend que c'est une femme qui en est l'auteure. et déguisent leur identité en écrivant sous des noms de plume masculins. Parmi les femmes qui ont publié des romans célèbres de cette manière, on peut citer Charlotte et Emily Bronte (respectivement sous les noms de Currer et Ellis Bell) et Marian Eliot, qui remplace son prénom par George.
Pour une femme écrivant au XXIe siècle, ce type de pressions sociales ne semble pas devoir constituer un obstacle majeur. Toutefois, le sujet et la nature des écrits de Ferrante nous aident à comprendre pourquoi elle choisi de cacher ces détails biographiques à ses lecteurs. Ses romans napolitains constituent une étude détaillée et intime de la vie quotidienne des femmes, et si les lecteurs connaissent l’auteure, il pourrait être impossible de résister à une lecture biographique. Par ailleurs, étant donné que les romans s'attachent à saisir les rythmes spécifiques de la vie à une époque et dans un milieu précis, Ferrante pourrait également être accusée de ne pas avoir l'autorité nécessaire pour dépeindre ce monde s'il s'avérait qu'elle n’y a pas vécu.
Les difficultés liées au choix de rester dans l'anonymat en tant qu'auteure de best-sellers on été particulièrement visibles à l'automne 2016. Le journaliste italien Claudio Gatti a utilisé des documents financiers et immobiliers pour démontrer qu'Anita Raja, une traductrice italienne, était l'auteur des romans publiés sous le nom d'Elena Ferrante. Ses affirmations ont été publiées dans plusieurs grands médias européens et nord-américains. L'enquête et les reportages qui ont suivi ont suscité la controverse. De nombreux auteurs et lecteurs se sont opposés à la violation de la vie privée de l'écrivaine, défendant son droit à choisir comment elle souhaite écrire ses œuvres. D'autres ont souligné les implications féministes potentielles de cette obsession à révéler l'identité de Ferrante. Comme l'avait écrit Stassa Edwards en réponse à une précédente controverse sur les tentatives de découvrir l'identité de Ferrante, " on assiste à un certain dépouillement de la créativité de l'auteur : les femmes écrivent ce qu'elles connaissent, et elles connaissent la petite voix des vérités domestiques. La fiction est ainsi réduite à l'autobiographie. Nous ne faisons pas confiance aux femmes pour s'aventurer dans l'authenticité ou la sincérité d'un certain type de fiction sans que cela face partie d'un travail de mémoire ".
Compte tenu de l'importance que Ferrante accorde dans ses romans violence faites au femmes et au injustices de genre, l'opinion voulant qu'elle n'ait pas le droit de contrôler ce qu'elle révèle de sa propre identité est d'une ironie cruelle. Par ailleurs, les détails biographiques de Raja sont susceptibles de remettre en question la lecture du roman comme étant une biographie. Raja n'a vécu à Naples que brièvement, lorsqu'elle était enfant, et l'histoire de sa famille ne correspond pas à celle d'Elena Greco. La recherche de la véritable identité de Ferrante pourrait donc aussi - intentionnellement ou non - venir confirmer son talent artistique, en révélant que les vies saisissantes qu'elle a créées dans ses textes sont distinctes de son propre vécu.