Après l’annonce des modalités de son projet d’écriture, Ernaux commence à raconter la vie de son père, né dans le Pays de Caux, dans le nord-ouest de la Normandie. Son père – le grand-père de l’autrice – travaille pour un fermier et sa mère est tisseuse pour une fabrique de Rouen. Vivant dans un petit village, Ernaux raconte l’importance qui y est accordée aux apparences: “Elle était propre sur elle et dans son ménage, qualité la plus importante au village (...) rien n’échappait au regard des gens”.
Le père d’Ernaux allait à l’école à pied avec ses frères, mais était souvent absent car il aidait ses parents dans les champs. Ernaux décrit l’école comme un lieu dur, violent: “Il [l’instituteur] enseignait durement, la règle de fer sur les doigts, respecté.”. Son père est déscolarisé à douze ans pour rejoindre la ferme dans laquelle travaille sa famille, dans laquelle il restera jusqu’à ce qu’il effectue son service militaire. C’est ainsi qu’il quitte le monde paysan, celui de la “culture”.
Après la première guerre mondiale, le père d’Ernaux est employé comme ouvrier dans une corderie. Il y rencontre sa future femme, également ouvrière. Après leur mariage, tous deux emménagent dans le village innommé de “Y…”, où ils louent une maison. Ils ont un premier enfant et le père est employé chez un couvreur pour réparer des charpentes. Après un accident de travail, ils finissent par acheter un petit commerce, un café-épicerie, à “L…”, une ville ouvrière située près du Havre.
Si le travail au café-épicerie leur paraît simple, demandant un “effort physique si réduit”, la gestion du commerce ne rapporte que peu d’argent. Les parents d’Ernaux vivent dans la peur continuelle de “manger le fonds” et de devoir vendre le café. Le père devient employé sur un chantier de construction tandis que la mère tient le commerce. Le père d’Ernaux se retrouve alors “mi-commerçant, mi-ouvrier”, rejoignant ensuite une raffinerie dans l’estuaire de la Seine, où il travaille comme contremaître. Leur enfant, la grande sœur d’Ernaux, meurt de la diphtérie peu avant le début de la seconde guerre mondiale.
Analyse
Dans cette seconde partie, Ernaux retrace la vie de son père depuis son enfance jusqu’à ses quarante ans, peu avant sa propre naissance. Elle raconte tout d’abord ses origines modestes et son travail à la ferme. Le thème de l’école est à nouveau évoqué : le père d’Ernaux est brièvement scolarisé dans son enfance. Toutefois, son instruction n’est pas une priorité puisque dès l’adolescence, il rejoint son père pour travailler à la ferme. La relation entre l’éducation, le travail et la classe sociale est un thème central du livre qui revient à de nombreuses reprises, l’école étant l’un des facteurs qui ont contribué à creuser la “distance de classe” entre la narratrice et son père.
En décrivant les différents emplois listés par son père, Ernaux écrit l’histoire d’une mobilité sociale. Lorsque celui-ci devient ouvrier, il “sort du premier cercle”, celui du travail de la terre. Elle évoque les mots de son père quant à ce milieu de la culture: “Il a toujours appelé ainsi le travail de la terre, l’autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile.”. Cette dichotomie entre travail et culture au sens spirituel constituera un autre facteur d’éloignement entre le père et la fille dans la suite du livre.
Ernaux décrit également les marqueurs de classe ainsi que les normes et les attentes attachées au statut social. Elle évoque le rêve de sa mère, celui d’avoir une chambre “en haut” de la maison louée, qui a bien deux étages, puis les meubles qui indiquent le nouveau statut, comme “l'armoire à glace”. En devenant commerçants, ses parents changent à nouveau de statut social et deviennent obsédés par la peur de “tout perdre pour finalement retomber ouvrier.”.
Cette peur continuelle de perdre son statut social, d’appartenir à une classe considérée comme inférieure, se retrouve dans la gestion du café-épicerie acheté par ses parents. La mère sert ses clients en blouse blanche, son père cherche à “tenir sa place. Paraître plus commerçant qu’ouvrier.”. Toutefois, ce changement de statut ne creuse pas une distance irrémédiable entre les parents de l'autrice et leur milieu d’origine. Ils font ainsi crédit aux familles ouvrières, “liés à la misère et à peine au-dessus d’elle.”. Si les parents d’Ernaux changent de statut social, ils ne connaissent toutefois pas le déracinement que l’autrice vivra, en tant que transfuge de classe.