Les figures de style dans l’écriture plate
Au début de La Place, Ernaux explique qu’elle ne veut pas écrire un “roman”, qu’elle “refuse de prendre le parti de l’art”. Elle adopte un style lisse et neutre, qui vise à décrire le réel avec simplicité, le plus fidèlement possible. Elle appelle ce style “écriture plate” : une écriture qui rejette tout effet stylistique et qui privilégie le réel au romanesque. Ernaux refuse également une forme de verbiage ou d’académisme du style. L’usage de ce type de discours s’inscrit donc dans le cadre d’une posture explicite de l’autrice, d’une revendication politique qui contextualise l’usage du langage par la classe dominante.
Toutefois, l’écriture plate n’est pas forcément dépourvue de symboles, de motifs ou de figures de style. Dans La Place, l’autrice a recours à certaines métaphores et comparaisons, implicitement, dans le choix des mots, mais parfois aussi plus explicitement, lorsqu’elle évoque les deux milieux sociaux dans lesquels elle évolue. Nombre de ces métaphores sont par ailleurs distinguées en italique, pour marquer leur spécificité. L’autrice explicite cet usage de l’italique, qu’elle choisit afin de montrer “les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi.”.
La place
Le titre du livre d’Annie Ernaux est en lui-même une métaphore. Le terme de 'place' fait principalement allusion à la place sociale, celle des parents d’Ernaux – et principalement de son père – et celle de l’autrice elle-même. Tout au long de sa vie, le père d’Ernaux se situe et se définit par rapport au reste de la société, à la place qu’il occupe et à celle qu’il souhaiterait peut-être occuper. Ernaux détaille l'importance, pour son père, du passage d’une famille paysanne au milieu ouvrier, puis au monde des commerçants. La 'place' est aussi celle de l’autrice, qui évolue dans un monde bourgeois et connaît des difficultés à se positionner par rapport à ses parents et à son milieu d’origine. Enfin, la 'place' peut aussi être celle du père dans la vie de sa fille, le livre étant écrit peu après la mort du père de l’autrice.
Le trajet vers l’école
“Il me conduisait de la maison à l’école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil.”
La métaphore utilisée par l’autrice est celle du ‘passeur entre deux rives’, allusion à Charon, figure de la mythologie grecque, qui faisait passer l’âme des défunts vers le royaume des morts. Cette métaphore est issue de la culture dominante, reflétant le rôle de l’école dans la distance de classe qui s’est creusée entre Ernaux et son père. La référence à un passeur symbolise également les deux mondes dans lesquels l’autrice va évoluer : son milieu d’origine et le milieu bourgeois qu’elle découvre progressivement.
Le mouchoir
“ Fierté de ne rien laisser paraître, dans la poche avec le mouchoir par-dessus. ”
Ernaux utilise cette expression pour décrire le comportement de ses parents lorsqu’elle vient les voir dans son village d’origine, sans son mari. Elle évoque tant son sentiment de distance et de déracinement que l’apparente fierté de ses parents. Toutefois, la métaphore du mouchoir, répertoriée dans les dictionnaires de langue populaire depuis le XIXème siècle, renvoie au fait d’accepter une humiliation sans broncher, comme si de rien n’était. Par ailleurs, la place du mouchoir, dans la poche, contraste avec celle qui en est faite dans le milieu bourgeois, où le mouchoir est placé dans la pochette du veston.
Le leitmotiv des parents
“ Leitmotiv, il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a. ”
En citant l’une des phrases habituelles de ses parents, Ernaux fait allusion à la volonté de ces derniers de se comporter conformément aux normes sociales et d’agir ‘comme il faut’. À plusieurs reprises, Ernaux évoque la honte fortement vécue par son père lorsque celui-ci s’est retrouvé dans des situations laissant transparaître ses origines sociales devant des personnes issues d’autres milieux. Par cette expression, l’autrice souligne l’importance, pour ses parents, de savoir ‘rester à sa place’.
Le cadavre du père
Ernaux décrit la mort de son père de manière simple et réaliste, factuelle, conformément à ses conventions d’écriture. Toutefois, c’est peut-être le seul moment où elle emploie des figures de style, afin de marquer la réalité du décès.
Elle écrit ainsi : “Dans son costume bleu sombre, lâche autour du corps, il ressemblait à un oiseau couché.”.
Ou encore: “L’odeur […] relent doux puis terrible de fleurs oubliées dans un vase d’eau croupie.”.
Cet appel aux fleurs et aux oiseaux apporte inévitablement une connotation plus poétique, même si le contexte reste extrêmement factuel et ne vise pas à susciter des émotions plus fortes chez les lecteur·ices.