La Place

La Place Citations et Analyse

Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre.

Narratrice

Lorsqu’Ernaux décrit sa démarche au fil de son récit, elle explicite son processus et ses conventions d’écriture. Dès le début du livre, les expressions en italique peuvent interroger. Sont-elles des phrases plus importantes, des expressions locales, ou encore des souvenirs des paroles familiales? Ernaux balaie rapidement ces interrogations en refusant toute proximité avec les lecteur·ices, afin de conserver le caractère plat de son écriture et la dimension sociologique de son analyse. Elle confirme son intention de présenter, le plus fidèlement possible, la vie de son père et la relation qu’ils entretenaient, sans déformer les faits ou les émotions racontés.

Le dimanche, lavage du corps, un bout de messe, parties de domino ou promenade en voiture l’après-midi. Lundi, sortir la poubelle, mercredi le voyageur des spiritueux, jeudi, de l’alimentation, etc. [...] Chaque dimanche, manger quelque chose de bon. La même vie désormais pour lui. Mais la certitude qu’on ne peut pas être plus heureux qu’on est.

Narratrice

Lorsque Ernaux décrit les habitudes de la vie familiale, son mode d’écriture change : elle utilise des phrases nominales de manière répétée, sans transitions structurées entre elles. Ses énoncés minimalistes font penser à une prise de notes ou encore à un emploi du temps. L’écriture, comme les actions décrites, est purement fonctionnelle : la voix narrative est mise de côté et Ernaux se contente d’énoncer des faits.

Naturellement, pas d’autre choix que l’usine. Mi-commerçant, mi-ouvrier, des deux bords à la fois, voué à la solitude et à la méfiance.

Narratrice

Ernaux décrit la situation de son père dans un style minimaliste, presque télégraphique. Elle a principalement recours à des phrases nominales qui reflètent la réalité de son milieu social d’origine. Ce mode d’écriture crée un sentiment de fatalité qui exprime la violence sociale subie par les classes inférieures.

En m’efforçant de révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix, j’ai l’impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. […] A chaque fois, je m’arrache au piège de l’individuel.

Narratrice

Ernaux effectue régulièrement des allers-retours entre le cœur de son récit et la description de son travail d’écrivaine. En situant sa démarche, Ernaux donne à La Place une portée générale : plus qu’une biographie retraçant la vie de son père, le livre part de ce récit individuel pour en tirer une réflexion plus générale sur le poids de la classe sociale en France.

Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d’aussi mauvais effet que de lâcher un pet. Mais il détestait aussi les grandes phrases et les expressions nouvelles qui ne « voulaient rien dire ».

Narratrice

Ernaux décrit en détail le rapport ambigu de son père au langage. Elle explique son refus persistant de parler en patois, la seule langue que connaissaient ses grands-parents. Le patois représente le monde paysan que son père a quitté en devenant ouvrier puis commerçant. Le père s’inquiète de sa maîtrise imparfaite du français, qui pourrait justement révéler ses origines modestes. Toutefois, il refuse de mentir sur lui-même et d’utiliser un vocabulaire et des manières qu’il n’aurait pas fait siennes. Cette volonté de ‘rester à sa place’ se retrouve tout au long du livre, comme le montre le “leitmotiv” des parents de l’autrice: “il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a.”.

Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que « ce n’est pas assez bien chez nous »), je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction.

Narratrice

Dès le début du livre, Ernaux annonce son désir de rester fidèle à son milieu en refusant “de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ».”. Cette démarche traduit son attachement à ses parents dont elle s’est éloignée mais aussi la difficulté qui provient de cette “distance de classe” qui s’est créée entre elle et eux. L’écriture est un outil qui permet à l’autrice de combler progressivement cette distance et de réhabiliter son parcours.

J’émigre doucement vers le monde petit-bourgeois (…). Tout ce que j’aimais me semble « péquenot ». L’univers pour moi s’est retourné.

Narratrice

Au fil du récit, Ernaux décrit avec honnêteté les différentes étapes qu’elle traverse lors de sa mobilité sociale, du rejet de son milieu d’origine à la critique du monde petit-bourgeois dans lequel elle vit. L’éloignement de ses parents et l’entrée dans la bourgeoisie impliquent un abandon, même temporaire, de ses anciennes habitudes et de ses anciens désirs. Elle témoigne : “Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s’efforce de vous faire oublier les souvenirs du monde d’en bas comme si c’était quelque chose de mauvais goût.”. Cette description nuancée permet de saisir l'ambiguïté et les dilemmes vécus en tant que transfuge de classe.

Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.

Narratrice

Ernaux décrit le rapport ambigu de son père à l’école et au système scolaire en général. Si celui-ci la pousse à être sérieuse et attentive en classe, l’école est aussi l’institution qui va creuser une distance entre le père et la fille. Ernaux décrit l’incompréhension de son père qui l’observe lire et écrire, considérant qu’étudier, ce n’est pas vraiment travailler. Ces activités sont associées à une forme d’oisiveté ou de loisir ; elles sont réservées aux riches. Ernaux rappelle la peur de son père d’être considéré comme trop privilégié pour avoir laissé sa fille étudier.

Un jour, avec un regard fier : « Je ne t’ai jamais fait honte.

Narratrice

L’obsession du père de rester ‘à sa place’, d’être ‘bien vu’, se traduit par de nombreux gestes du quotidien qui visent à assurer une maîtrise parfaite de soi et de son apparence. Son père prête un soin particulier à son jardin et à sa personne, ne buvant jamais trop, afin de montrer en permanence des gages de sa valeur individuelle.

Pour ma mère surtout, le rêve réalisé de la « chambre en haut ». Avec les économies de mon père, ils ont eu tout ce qu’il faut, une salle à manger, une chambre avec une armoire à glace.

Narratrice

Lorsque les parents d’Ernaux achètent leur premier fond de commerce, leur statut social change, d’ouvrier à celui de commerçant. Ce passage constitue une étape tant dans leur positionnement social que dans leur perception d’eux-mêmes. Il est symbolisé par des éléments matériels de la classe, décrits dans ce passage par Ernaux : la physionomie de la maison et l’ameublement représentent ce changement de milieu social tant souhaité par ses parents. Elle décrit l’importance de ces apparences au travers des paroles de sa mère: “mon mari n’a jamais fait ouvrier.”.