Dans le chapitre 2, “Le grand renfermement”, Foucault se penche plus en détail sur la création de l’Hôpital général de Paris au milieu du XVIIe siècle. Il commence par expliquer en quoi cet enfermement est un changement radical par rapport à la période de la Renaissance, étudiée au chapitre précédent. Nous avons assisté à la Renaissance à un développement spectaculaire des représentations des fous, par exemple dans les œuvres de Shakespeare. Cela fut à la fois une “libération” et un “adoucissement” des voix des personnes atteintes de folie : une libération parce que ces voix étaient partout, un adoucissement parce qu’elles fournirent à la société des outils pour mieux se comprendre elle-même. Cependant, le grand enfermement fut plus l’occasion de réduire au silence ces voix que de les apprivoiser.
L’Hôpital général de Paris fut créé pour accueillir les pauvres, notamment les mendiants, et n’a donc pas grand-chose à voir avec l’hôpital tel que nous le connaissons actuellement. Il ressemblait plus à une prison, ou du moins à une structure semi-judiciaire, même s'il évoluait en dehors du système juridictionnel traditionnel. Créé sous le règne de Louis XIII, il était une expression du pouvoir monarchique, car l’enfermement était une mesure de police qui relevait du pouvoir exécutif.
La création de cette institution fut rendue nécessaire par le passage de la société à un système capitaliste et par le fait que la population ait crû sans que le nombre d’emplois disponible n’ait augmenté. C’était donc, en quelque sorte, une réponse à une crise économique, et les pauvres durent sacrifier leur liberté pour ne pas mourir de faim. Des hôpitaux de ce type se développèrent dans d’autres pays d’Europe, qui virent dans cette structure une façon d’assujettir les chômeurs, les oisifs et les vagabonds. Les hôpitaux commencèrent rapidement à remplir ce rôle même en l’absence de crise économique, et les personnes enfermées furent contraintes au travail forcé. Ils servirent donc non seulement à enfermer ceux qui n’avaient pas de travail, mais également à leur procurer un travail, et acquirent ainsi une véritable fonction économique.
Foucault soutient que ce système a contribué à la conception classique de la folie, en faisant apparaître les pauvres et les fous comme des marginaux à l’opposé de l’éthique sociale. Puisque les pauvres et les vagabonds ne travaillaient pas, et que les fous avaient été associés à cette image, les personnes voulant apparaître comme “normales” devaient avoir un travail.
Cependant, Foucault explique dans le chapitre 3, “Le monde correctionnaire”, que l’enfermement des fous différait légèrement de celui des pauvres. L’isolement est le plus souvent conçu comme une façon de cacher au monde quelque chose de honteux, comme la pauvreté, ce qui n’était pas le cas de la folie. Au Moyen-Âge, les fous étaient exposés à la vue de tous, parfois placés dans des cellules ouvertes sur la rue. Alors qu’il était apprécié d’observer les fous, les pauvres devaient être dissimulés. La folie était plus un « scandale » qu’un secret, et elle était plus volontiers mise en scène que cachée, même si le rôle des hôpitaux était plutôt de l’encadrer. La folie n’était pas considérée comme une maladie mais comme un “scandale exalté”, qui devait être scruté par toute la société. Nous voyons encore une fois que quelque chose qui était considéré comme extérieur à la société devint quelque chose fait pour attirer l’attention.
Le fou dans sa chambre d’hôpital commença à ressembler à un animal de zoo, et tel était précisément le but de cette démarche. De nombreuses interprétations relatives au caractère animal du fou furent développées durant la période classique, car le fou était plus souvent associé à une bête qu’à un homme. Cela justifiait les traitements brutaux et inhumains infligés aux personnes folles, qui n’étaient pas considérées comme humaines. Le fou n’était pas destiné à être soigné, seulement à être brutalisé et discipliné. Cela constitue une différence de plus entre le pauvre et le fou : le premier était considéré comme un humain immoral, tandis que le second n’était même pas considéré comme un être humain.
Analyse
Foucault développe dans ces chapitres une analyse qui pourrait être définie comme structuraliste ou post-structuraliste. L’auteur exposait dans le chapitre précédent que les catégories de “sain” et de “fou” n’était pas des catégories étanches et exclusives l’une de l’autre, et poursuit ici son raisonnement en affirmant qu’il faut d’abord définir ce qui est sain pour pouvoir ensuite définir ce qui ne l’est pas. Ce qui est sain n’est pas seulement ce qui est normal et neutre, c’est aussi ce qui n’est pas fou. Cette vision est post-structuraliste car elle dépasse la définition commune selon laquelle la définition de la santé précède celle de la folie.
L’auteur privilégie également une pensée structuraliste en s'intéressant à la façon dont s’imbriquent les éléments de chaque société humaine dans une structure plus large, plus globale. Il étudie la façon dont ces structures résistent au temps qui passe, comme ce fut le cas des léproseries, qui ont successivement accueilli les lépreux, les pauvres et les fous. Foucault soutient que les sociétés ont toujours besoin de ces structures d’exclusion, et c’est en cela qu’il mêle structuralisme et post-structuralisme.
C’est parce que les sociétés ont eu besoin d’exclure certaines populations que les personnes atteintes de folie furent enfermées dans des structures à l’intérieur des villes, et non envoyées au large. Cette visibilité permettait aux citoyens de prendre conscience de ce phénomène et de se définir par opposition à celui-ci.
Ces chapitres introduisent l’idée d’une relation entre morale et folie, que Foucault développera dans la suite de son ouvrage. La définition de la moralité se rapproche plus de l’économie que de la religion, et les pauvres sont considérés comme immoraux non pas parce qu’ils ont péché mais parce qu' ils ne participent pas à la santé économique de la société. L’auteur s’intéresse tout particulièrement à l’économie et à la façon dont la société est façonnée par des impératifs économiques. Il démontre dans ce livre que l’économie crée une forme de sécularisation de la société, car la moralité n’est plus seulement reliée à l’Église ou à Dieu, mais à des principes sociaux.
Il faut garder en tête qu’à ce stade de l’Histoire, les fous ne sont pas encore considérés comme immoraux, et sont seulement assimilés à une catégorie plus large dont font partie les pauvres, qui eux sont vus comme tels. Ce n’est qu’à la fin de la période classique que la folie se rapproche de l’immoralité en elle-même. Cette transition, par laquelle les fous sont d’abord perçus comme des animaux ou des sous-humains, puis comme des hommes souffrant de blessures qui devaient être soignées, est l’une des principales idées de cette œuvre de Foucault.