Chapitre I
Freud souligne d’abord qu’il est rare qu’un psychanalyste entre dans des considérations sur l’art et l’esthétique. L’étude de ces derniers, et plus précisément de la façon dont les apparences engendrent des sentiments, est trop restreinte, et trop liée à des considérations formelles et sociales, pour faire l’objet d’une investigation pour le psychanalyste. Mais certains aspects à la limite de l’esthétique sont souvent négligés alors que, selon Freud, le psychanalyste serait particulièrement qualifié pour les analyser.
Il souhaite diriger son attention vers ce qu’il appelle « l’inquiétante étrangeté ». Il s’agit d’une expérience qui nous fait peur, qui nous effraie ou encore pour désigner des choses qui sont généralement effrayantes. Mais Freud pense que le sentiment d’inquiétante étrangeté est causé par un enchevêtrement particulier d’émotions. Il distingue alors l’étrange de l’effrayant.
Le champ de la littérature esthétique n’est pas très utile ici, parce que jusqu’à présent l’esthétique s’est intéressée seulement à la beauté, ou du moins au grandiose. Freud pointe une étude réalisée par Ernst Jentsch, mais il pense qu’elle présente des lacunes majeures.
La première affirmation de Jentsch dans son étude est que différentes personnes sont différemment sensibles au sentiment de l’inquiétante étrangeté. Freud est d’accord, et prétend y être totalement insensible. Pour rédiger cette étude, il doit repenser à ce sentiment lui-même, qui est déjà l’une des principales difficultés intrinsèque.
Freud propose deux pistes d’action : (1) il réalise une fouille linguistique du mot lui-même, le unheimlich allemand, traduit en anglais comme uncanny ou eerie, en français « effrayant » , « étrange », mais se traduisant directement par unhomely ou encore en français « peu chaleureux », « peu familier » ; et (2) faire une liste d’expériences de l’inquiétante étrangeté, pour essayer de trouver le point commun. Freud croit que ces deux pistes mènent à la même conclusion : l’inquiétante étrangeté est cette chose effrayante qui était autrefois familière.
Freud propose de commencer par l’analyse linguistique, bien que les deux voies mèneraient à la même conclusion. Le mot allemand unheimlich est à l’opposé de heimlich, ce qui signifie homely, ce qui est en lien avec la maison, le familier, le confort. Cela parait logique puisque ce qui est effrayant est ce qui est inconnu, peu familier. L’étude de Jentsch accepte cette définition de l’inquiétante étrangeté. Ce dernier fait référence à ce qui est inconnu, au sentiment que l’on a lorsqu’on ne connaît pas son chemin.
Freud n’est pas satisfait. Il consulte alors le latin, le grec, l’anglais, le français et l’espagnol, qui donnent tous le même aperçu pour le mot allemand unheimlich : ce qui est effrayant parce qu’il est " étranger ", " inconnu ".
Il revient à l’allemand et souligne que le mot allemand heimlich, dont unheimlich est une négation, a en fait, plusieurs définitions. La première, dans un usage plus ancien, signifiait « appartenir à la maison », comme par exemple peut l’être un ami de la famille, ou un conseiller privé (un conseiller domestique d’un dirigeant). La seconde signifie « domestique », comme pour les animaux ou les plantes. La troisième se réfère au sentiment de bien-être attaché à être à la maison, une sorte de contentement tranquille.
Ici, Freud met en évidence une nuance particulière de cette troisième définition qui fait référence à ce qui est caché, à ce qui est en sécurité parce qu’il est caché ; on pourrait dire « dissimulé ». Cela l’amène à la quatrième signification : mystérieux, secret, ou voilé, comme dans le mot geheimnis, un mystère ou secret. Le mot heimlich évoque aussi le danger, comme pour un certain savoir « secret » ou « voilé ».
Freud conclut que le mot heimlich combine en fait deux ensembles de sentiments : celui de l’accueillant, le familier, le sûr ; et celui de l’effrayant, le caché, et le dangereux. Il suppose que la même chose est vraie pour son négatif, unheimlich, ou " étrange ". Son hypothèse de travail est que l’inquiétante étrangeté est le retour effrayant de ce qui était autrefois familier, mais qui est maintenant étranger.
Analyse
La première section de L’Inquiétante étrangeté de Freud résume brièvement l’hypothèse de son essai, à savoir qu’il y a un phénomène qu’on appelle « l’inquiétante étrangeté », un sentiment de crainte et d’inconfort distinct de la peur telle que nous la vivons habituellement. Ce sentiment se produit par le retour inattendu et malvenu de quelque chose qui était autrefois familier et qui s’impose maintenant de manière étrangère.
Freud tient pour acquis que le lecteur est familier avec de nombreuses conceptions centrales de la psychanalyse, et naviguer dans sa terminologie peut être rebutant à la première lecture. Néanmoins, ce premier chapitre nous offre quelques idées cruciales sur les hypothèses et les méthodologies de Freud, en particulier concernant l’utilisation de la psychanalyse pour aborder les problèmes dans la culture et les arts.
À cette fin, il convient de noter que L’Inquiétante étrangeté a été publié relativement tard dans la carrière de Freud, en 1919, à un point où la plupart des grands concepts de la psychanalyse étaient déjà en place, et quand Freud s’est senti suffisamment confiant pour élargir la portée du projet psychanalytique pour inclure des domaines de recherche comme la culture et l’anthropologie. (Nous allons discuter de l’anthropologie de Freud plus en détail dans le deuxième chapitre).
En tant que psychanalyste, Freud s’intéresse à l’art parce que il se situe dans le domaine de la fantaisie, de l’instinct, de l’irrationnel. Freud pense que dans l’art notre inconscient s’exprime par des images, des symboles et des signes. Bien que dans d’autres œuvres de Freud, il parle de l’œuvre comme d’une expression personnelle des souhaits de l’artiste ou des souvenirs refoulés, ici l’art, et surtout la littérature, sont traités plus comme un recueil collectif et universel des peurs de l’humanité et des souvenirs refoulés.
Cette vision de l’art s’inscrit dans le recours de Freud à la langue et à la linguistique comme source de compréhension des croyances culturelles communes. Freud pense que les tournures d’expression apparemment innocentes révèlent souvent des significations et des liens entre des idées ou des sentiments qui étaient autrefois présents dans notre esprit, mais qui demeurent latents, cachés et pourtant très présents.
Ici, une analyse linguistique donne l’intuition que le mot unheimlich, ou étrange, est étroitement lié à son opposé, heimlich, qui signifie familier, lié à la maison, mais aussi secret, et dangereux. Un locuteur allemand utilise ces mots sans y réfléchir à deux fois, de manière intuitive, car leurs sens semblent liés d’un point de vue émotionnel.
Ce n’est pas un accident si chaque exemple de phrase que Freud considère dans son analyse linguistique du mot unheimlich est tiré de la littérature. Son analyse est aussi issue de l’étude de la littérature allemande du XIXème siècle, qui porte sur les grands écrivains — J.W. Goethe, Friedrich Schiller, et un peu moins de Jeremias Gotthelf, Berthold Auerbach, Karl Gutzkow, Johann Pestalozzi.
L’Inquiétante étrangeté est typique du style argumentatif de Freud en ce qu’il y insère ses grands arguments culturels et psychologiques à travers l’étude d’un phénomène extrême ou isolé. Freud a largement raison lorsqu’il dit que, jusqu’à son essai, l’esthétique s’est largement focalisée sur les effets positifs produits par l’art, comme la beauté et la grandeur. Freud, au contraire, s’intéresse à l’horreur, à l’inconfort, à l’anxiété. En examinant un phénomène à la limite de l’éthique artistique, souvent invoquée par certains genre de la littérature qui luttent avec la notion de respectabilité, telle que celle de l’horreur, Freud espère éclairer quelque chose de fondamental sur la relation entre l’art et nos vies psychiques.
Cette stratégie rhétorique fait écho aux écrits psychanalytiques de Freud, qui brouillent souvent la distinction entre les cas « névrotiques » et tous les êtres humains, et plus généralement entre les personnes en bonne santé psychiques et celles malades. Quand Freud aborde les « morbidement anxieux » ainsi que les « névrosés » il n’est pas aisé de savoir s’il parle d’un processus psychique subi par tous les êtres humains. Il est également sournois au sujet de ceux qui seraient sensible à l’inquiétante étrangeté, car il prétend y être lui-même imperméable alors qu’il se réfère à ses propres expériences comme preuves. Nous aurons plus d’occasions dans les chapitres suivants de prendre Freud en considération, ainsi que la frontière poreuse entre les malades et les sains.