Les événements du roman se déroulent à un moment indéterminé des années 1940 à Oran, une ville française d'Algérie. La ville est prétentieuse et placide, il y fait une chaleur étouffante, et tout le monde s'ennuie avec le “même air frénétique et absent” (p. 12). Les habitants s'intéressent au commerce, aiment et font l'amour comme ailleurs. La ville dans son ensemble est banale mais assez sympathique. Elle est calme et les habitants y sont aimables et francs. Dans son récit, le narrateur (dont l'identité est inconnue jusqu'à la fin du roman) s'appuie sur trois types d'information: ses propres observations, les récits de témoins oculaires et les documents qui lui sont parvenus.
Le matin du 16 avril, le Docteur Bernard Rieux marche accidentellement sur un rat mort devant sa porte alors qu'il s'apprête à se rendre au bloc opératoire. Le concierge, Michel, est atterré et affirme qu'il n'y a pas de rats morts dans la ville. Plus tard, même s'il en voit un autre, Rieux ne se préoccupe que de sa femme, qui est sur le point de partir séjourner dans un sanatorium. Elle a trente ans, elle est jolie, mais elle est malade depuis un certain temps.
Le lendemain, Rieux voit d'autres rats morts. Le premier patient de sa tournée, un vieil Espagnol asthmatique, lui souffle que tous les rats sortent dans les rues.
Rieux reçoit un télégramme lui annonçant que sa mère est en route ; elle restera avec lui et s'occupera de la maison pendant l'absence de sa femme. Rieux fait des adieux émouvants à sa femme sur le quai de la gare et ses yeux brillent lorsqu'elle lui confie qu'elle espère un nouveau départ.
Un jeune homme rend visite à Rieux dans l'après-midi, alors qu'il s’apprête à commencer ses consultations. Il s'appelle Raymond Rambert, c'est un journaliste beau et intelligent. Il explique à Rieux qu'il fait un reportage sur les conditions de vie dans les pays arabes et lui demande s'il a des choses à lui dire. Rieux demande s'il peut écrire “une condamnation totale” (18). Rambert, perplexe, répond que ce n'est pas vraiment possible et Rieux répond qu'il ne peut pas l’aider. Sa voix témoigne de sa lassitude. Il fait cependant remarquer à Rambert qu'il se passe quelque chose de bizarre avec les rats de la ville. Rambert est intrigué et décide de suivre cette piste.
En sortant pour effectuer ses visites, le docteur rencontre Jean Tarrou, un jeune homme trapu, qui remarque que les rats sont bizarres et intéressants. Il rencontre ensuite Michel, qui se plaint d'un mal de tête et semble fatigué. Il assure à Rieux qu’il est juste anxieux.
Rieux appelle le service de dératisation pour s'informer sur les rats et Mercier, le directeur, admet qu'il est un peu préoccupé. Il demande au médecin s’il pense que la situation est sérieuse. Rieux répond qu'il n’en sait rien, mais que le service sanitaire devrait prendre des mesures. Mercier approuve.
Les jours suivants, la situation s'aggrave et les habitants de la ville commencent à être inquiets. Les journaux évoquent à présent les rats, que l'on trouve de plus en plus souvent dans les rues. Ils se balancent avant de tomber raides morts, explosant dans des flots de sang. Pour beaucoup, il semblerait que la terre “se purgeait de son chargement d'humeurs” (22). L'annonce officielle du nombre de rats morts – 6 231 en un jour – choque les habitants. Le lendemain, le chiffre est de 8 000, mais le surlendemain, presque aucun rat ne meurt. Tout le monde est rassuré.
Cependant, le même jour, Michel vient voir Rieux. Il se traîne péniblement, s'appuyant sur le bras du père Paneloux. Il se plaint d’avoir mal partout. Rieux sent un nœud dur à la base du cou de l'homme. Il envoie Michel au lit et lui promet de passer plus tard.
Rieux reçoit un appel d'un ancien patient, Joseph Grand, un employé de mairie. Rieux ne lui a jamais demandé d'honoraires car Grand est pauvre. L'homme supplie Rieux de venir rapidement car un de ses voisins a eu un accident. Rieux se précipite et trouve Grand avec un homme qui vient d’essayer de se pendre, sans succès. L'homme, présenté comme Monsieur Cottard, ne veut pas que Rieux le signale à la police. Il dit qu'il a eu une crise de folie mais qu'il se sent mieux à présent. Rieux convient qu'il ne dira rien pour l'instant et qu'il reviendra le voir. Dehors, il explique à Grand qu'il va devoir écrire un rapport mais qu’il fera en sorte que l'inspecteur retarde l'enquête de quelques jours. Grand lui dit qu'il restera avec Cottard pour la nuit.
Rieux trouve Michel en train de vomir et de se plaindre de douleurs internes. Il a une soif terrible et des ganglions enflammés. Sa température est de 40 ℃. Lorsque Rieux appelle un autre praticien de la ville pour savoir s'il a déjà vu quelque chose de semblable, le docteur Richard lui répond que certains de ses patients ont également de la fièvre et des ganglions.
Le lendemain, Rieux est réconforté par une lettre de sa femme et par le fait que Michel semble aller mieux. Cependant, dans l'après-midi, la température de Michel monte en flèche et ses ganglions sont encore plus douloureux. Rieux appelle une ambulance. Michel souffre terriblement et semble accuser les rats d'être responsables de son supplice. Il meurt.
Ceci marque la fin de la première période, celle des “signes déconcertants” (28), et le début de la seconde, “relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps se transforma peu à peu en panique” (28). La peur commence à imprégner la ville et les habitants réfléchissent à ce qu’il est en train de se passer.
Le narrateur explique qu'il va partager une partie du témoignage de Jean Tarrou sur cette période. Tarrou était arrivé à Oran des semaines auparavant et n'était engagé dans aucune affaire. Personne ne savait pourquoi il était venu, mais il était de bonne humeur et apparaissait souvent en public. Ses notes constituent une sorte de chronique de l’époque, mais sont un peu étranges car elles se concentrent uniquement sur les aspects banaux de la vie – bien que le banal ait de l’importance.
Tarrou écrit sur un vieil homme qui crachait sur les chats et sur l'idiosyncrasie de l'obsession de la ville pour le commerce, parmi d'autres excentricités. Ses articles sont rarement personnels. Lorsque l'étrange maladie commence à se manifester, il parle des rats morts et des conversations à leur sujet, ainsi que de la peur croissante de la population. Il décrit le Docteur Rieux comme un homme séduisant aux traits saillants, peut-être distrait mais très compétent.
Rieux téléphone à Richard et à d'autres collègues pour discuter des cas de fièvre qu’ils ont observés. Il demande à Richard s'il peut faire mettre les nouveaux cas en isolement, mais Richard répond que seul le préfet peut l'ordonner.
Le temps devient mauvais: la pluie, une chaleur oppressante et une humeur apathique s’abattent sur la ville, comme si elle aussi avait de la fièvre.
Rieux rend visite à Cottard et s’enquiert de son état. Il demande à Grand comment l'homme s'en est sorti et il lui répond qu’il va bien. Il lui avoue qu'il ne connaît pas très bien Cottard, car ils n'ont discuté que deux fois. L'inspecteur arrive au moment où Grand raconte au médecin à quel point Cottard est fasciné par sa pratique de la conjugaison latine.
Grand doit témoigner et explique que Cottard a des “chagrins intimes” (p.36). Il n'a aucune raison de penser que Cottard pourrait tenter de se suicider, même s'il semble toujours vouloir discuter avec lui. Cottard est appelé et semble très effrayé. Rieux le rassure en lui disant que tout n'est qu'une formalité. Il est d'accord avec l'avis de Grand sur son “chagrin intime” et déclare qu'il ne tentera plus de se suicider. L'inspecteur soupire qu'il s'agit d'une heure perdue et demande au médecin ce qu'il en est de la fièvre. Rieux répond qu'il ne sait pas grand-chose et le policier dit que cela doit être dû au mauvais temps.
Rieux devient de plus en plus anxieux après chaque visite. D’autres personnes tombent malades et meurent. Les journaux n'en parlent pas encore car les gens, contrairement aux rats, meurent chez eux. Les médecins commencent à voir des similitudes dans les cas auxquels ils ont affaire. Rieux en parle avec son confrère Castel lorsque celui-ci vient lui rendre visite.
Castel dit qu'il sait ce que c'est et que même si tout le monde prétend que c'est impensable, ce n'est pas le cas. Rieux réfléchit un moment, puis acquiesce: c'est la peste. Castel craint que personne ne les croit et que tout le monde dise qu'elle a disparu des pays tempérés il y a longtemps ; mais “disparu” ne veut rien dire.
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Rieux, comme tout le monde, est conscient que des fléaux ont eu lieu dans le passé, mais qu’ils prennent toujours les gens par surprise. Ces citadins sont comme tout le monde : ils sont centrés sur eux-mêmes et ne peuvent pas croire à une épidémie de peste. Ils pensent que l’avenir les attend, même si quelques personnes sont mortes brusquement. Ils ne peuvent imaginer ne pas avoir de futur. Rieux ressent un sentiment de malaise et essaie de se rappeler ce qu'il sait des pestes historiques. Il se dit que quelques cas ne sont pas suffisants pour constituer une épidémie ; il doit s'en tenir aux faits observés. Regardant par la fenêtre alors que le soir tombe, il entend le bruit d'une ville paisible. Cette ambiance tant morne qu’heureuse rend inimaginable les horreurs des charniers, des corps entassés et des gens qui meurent dans les rues. Seule la mer est inquiétante car elle témoigne “de ce qu’il y a d’inquiétant et de jamais reposé dans le monde” (p. 43). Oui, il sait que le mot “peste” a été prononcé, mais peut-être qu'elle s'arrêtera ou qu’elle sera arrêtée. Elle va probablement s'éteindre.
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Grand et Cottard passent chez Rieux. Grand, de par sa position à la mairie, a accès aux chiffres de la fièvre, qui sont en hausse. Rieux leur demande s'ils veulent l'accompagner au laboratoire et ils acceptent. C'est le crépuscule et les rues sont un peu plus animées. Grand doit s’en aller et Cottard dit à Rieux que Grand travaille toujours de son côté après le dîner. Curieux, Rieux demande à Grand de quoi il s'agit, mais cela reste ambigu. Grand s'empresse de partir. Cottard demande au docteur s'il peut venir le voir car il souhaite lui demander conseil sur quelque chose. Rieux répond qu'il peut venir le lendemain en fin d'après-midi.
Après le départ de Cottard, Rieux se surprend à penser à Grand. Il semble être le type d’homme qui échappe à des fléaux comme la peste. Il se souvient avoir lu quelque part que les victimes étaient toujours les plus robustes. Grand est une sorte de mystère: il est grand et mince, avec des vêtements trop grands et une allure de “petit employé de mairie” (p.46). Ses traits sont insignifiants et semblent taillés pour la bureaucratie. Il travaille en effet confortablement à son poste depuis de nombreuses années, sans jamais obtenir de promotion mais en menant une vie agréable. Il gagne peu mais a le temps de s'adonner à ses loisirs. Son principal problème, comme le sait Rieux, est qu'il a du mal à trouver ses mots. Il est souvent silencieux, hésitant et peu sociable. Pourtant, il fait partie de ces gens qui ont “le courage de leurs bons sentiments” (p.48) et Rieux l'apprécie beaucoup. Rieux a du mal à imaginer qu'un fléau puisse s'abattre sur un endroit où l'on trouve des gens comme Grand – “des fonctionnaires modestes qui cultivaient d'honorables manies” (p.48).
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Grâce à Rieux, les autorités sanitaires se réunissent chez le préfet. Castel et Rieux s'inquiètent de l'absence de sérum dans le district. Lorsque l'assemblée est convoquée, Castel affirme sans détours qu'il s'agit de la peste. Les autres médecins protestent et Richard dit qu'il ne faut pas être alarmiste.
Lorsqu'on lui demande son avis, Rieux est d'accord avec Castel mais explique qu'il y a quelques différences d’avec ce que l’on connaît de la peste. Cependant, au vu de la rapide propagation de l’infection, il ne conseille pas d'attendre. Richard s'aventure à dire que la maladie ne semble pas contagieuse. Rieux répond que la contagion n'est pas absolue mais que certains sont morts. Il faut prendre des précautions.
Le préfet s'interroge sur la nécessité de déclarer officiellement qu’il s’agit de la peste. Rieux répond qu’une telle déclaration est nécessaire. Richard ajoute que la description de Rieux est concordante avec les symptômes de la peste. Il demande à Rieux s'il est convaincu qu’il s’agit de la peste. Rieux répond que le terme utilisé importe peu, mais qu'il faut agir.
Les médecins discutent et décident de prendre “la responsabilité d'agir comme si la maladie était une peste” (52). Cette décision est approuvée par les autorités. Rieux soupire, la formulation important moins que les mesures à prendre. En rentrant chez lui, il voit une femme ensanglantée qui hurle à l'agonie.
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Des annonces officielles apparaissent progressivement mais leur formulation est telle qu’elle n’alarme pas le public. Des conseils d’hygiène sont donnés et il est précisé que les personnes qui se sentent malades doivent le signaler immédiatement afin qu’elles et leurs familles soient isolées. Grand et Rieux se retrouvent et Grand dit à Rieux que Cottard est devenu extrêmement aimable ces derniers temps. Il n'est plus distant comme autrefois et semble vouloir être agréable avec tous. Il donne des pourboires somptueux et dit des choses bizarres à Grand, comme “C'est un bon garçon, il peut témoigner.” (p. 55). Il lui arrive cependant de s'emporter. Il s'est mis à lire le journal conservateur de la ville. Cottard a également poussé Grand à lui parler de son projet, qui semble être une sorte de livre. Cottard a fait remarquer à Grand qu'il était plus facile d'être un homme de lettres car les auteurs ont plus de droits que les gens ordinaires. Rieux suggère que ce qui s’est passé avec les rats a rendu le cerveau de Cottard malade mais Grand lui confie qu'il croit que Cottard a quelque chose de sérieux sur la conscience.
Plus tard, Rieux et Castel s'accordent sur le fait que le sérum n'est pas encore arrivé. Rieux réalise à sa propre surprise qu'il a un peu peur. Rieux rend visite à Cottard, qui semble avoir attendu dans l'obscurité la sonnerie de la porte. Il dit sombrement que certaines personnes semblent ne s'intéresser aux gens que pour leur causer des ennuis et mentionne une histoire qu'il est en train de lire sur un homme arrêté sans raison. Rieux lui suggère de sortir faire une promenade. Les deux hommes regardent par la fenêtre alors que le soir tombe sur la ville. Les odeurs et les bruits imprègnent l'air, mais pour Rieux, le temps “lui paraissait aujourd'hui oppressant” (p. 58).
Rieux demande à Cottard d'allumer la lumière. Cottard le fait, et lui demande s'il sera envoyé à l'hôpital s'il tombe malade, et si les gens dans les hôpitaux ou les maisons de retraite peuvent être arrêtés. Rieux répond que cela dépend. Cottard demande à Rieux de le déposer en ville. Il y a moins de monde dans les rues. Les enfants jouent dans l'embrasure des portes et on regarde les hommes. Cottard pose des questions sur l'épidémie et Rieux répond que les gens s'inquiètent toujours. Cottard dit que ce n'est pas ce dont les gens ont besoin, et quand on lui demande ce dont ils ont besoin, il répond joyeusement : “Un tremblement de terre ! Un vrai !” (p. 59).
Le lendemain, les visites de Rieux lui pèsent alors qu'auparavant, ses patients le faisaient se sentir mieux. Son vieux patient asthmatique lui assure que l'épidémie est le choléra, mais Rieux lui dit que ce n'est pas le cas. Il sait que les pauvres n'aiment pas les hôpitaux et ne veulent pas y aller. Il s'inquiète pour ses patients. Il espère que l'épidémie se terminera naturellement car les mesures prises par les autorités ne sont certainement pas suffisantes.
Le jour d'après, trente malades se déclarent, en respect des nouvelles règles. En trois jours, les hôpitaux sont pleins. On parle d’utiliser un hôpital auxiliaire. Rieux excise les bubons et attend le sérum. Il fait beau à cette époque et tout semble aller pour le mieux, mais la fièvre fait de plus en plus de victimes. Rieux appelle le préfet et lui dit que les mesures prises ne sont pas suffisantes. Le préfet est d'accord et dit qu'il demandera au gouvernement de nouveaux ordres. Rieux se moque ensuite de lui avec Castel en lui disant que les autorités ont besoin d'imagination, pas d'ordres. De nouvelles mesures sont décidées, dont l’obligation de déclarer la maladie, la désinfection des résidences, la mise en quarantaine des personnes vivant dans la même maison, etc. Le sérum arrive mais ne suffit pas. Pendant quelques jours, l'épidémie semble se calmer, puis le nombre de malades grimpe en flèche. Finalement, Rieux lit la dépêche tendue par le préfet: “Déclarez l'état de peste. Fermez la ville.” (p.63).
Analyse
Le roman de Camus, qui traite d'une épidémie moderne de peste, se prête à de nombreux qualificatifs : grotesque, effrayant, fascinant, inspirant et, en 2020, incroyablement pertinent et familier. Ce guide d'étude ne s'attardera cependant pas sur les similitudes entre le roman de Camus et les événements qui se déroulent environ soixante-dix ans plus tard, bien que ce récit fournisse des éléments d’analyse amèrement adéquats sur la façon dont l'humanité réagit à un tel bouleversement.
Le roman commence par une rapide montée en puissance de la tension. Les rats de la ville d'Oran commencent à avoir un comportement étrange, puis meurent de façon spectaculaire et sanguinaire, en grand nombre. Peu de temps après, le concierge du personnage principal – le docteur Bernard Rieux – tombe malade et meurt, avant que l'épidémie ne se propage rapidement. Rieux et d'autres médecins, comme Castel, sont les premiers à reconnaître la maladie pour ce qu'elle est, et, à l'inverse des autres bureaucrates comme le préfet, préfèrent l'appeler par son nom plutôt que d'y faire référence de manière oblique pour ne pas effrayer le public. La frustration de Rieux à l'égard des bureaucrates et de leur préoccupation pour les noms et les règles est palpable.
Bien que Rieux, Castel et le docteur Richard reconnaissent la présence de la peste, ils ne peuvent s'empêcher de penser qu'elle sera de courte durée. Camus dissèque brillamment l'impossibilité de l'esprit humain à comprendre quelque chose comme une maladie, qui ne se soucie pas des rêves, de l'avenir, de l'argent et du pouvoir. Il semble impossible qu'une maladie puisse ravager la ville alors que “tout dans la saison invitait à la sérénité” (p.61). Impossible, selon Rieux, “que la peste put s’installer vraiment dans une ville où l’on pouvait trouver des fonctionnaires modestes qui cultivent d’honorables manies” (p.48). Comment pourrait-il y avoir une peste dans une ville dont la tranquillité est “si pacifique et si indifférente [qu'elle] niait presque sans effort les vieilles images du fléau” (p.42) ? Les habitants de la ville, comme tous les autres êtres humains, “ne croient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions?” (p.40-41). Même le pragmatique Rieux se dit qu’il ne s'agissait que de “reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement.” (p.43).
Oran, où se déroule la peste, est à la fois un lieu singulier et une représentation de l'universel. La critique Irene Finel-Honigman explique comment les villes de Camus imposent leurs personnalités et leurs attributs à leurs habitants. Oran “n'est pas en coordination avec la nature ; c'est une ville qui a renié sa frontière avec la mer et qui a, par conséquent, détruit une communion essentielle”. C'est une entité vivante, “un microcosme fermé de la société urbaine moderne où la nature est niée et oubliée”. Les gens commencent à s’y décomposer physiquement à cause de la peste, tout comme la ville elle-même se décompose – le commerce meurt, le silence règne, les gens vivent au gré des caprices du temps et de l’épidémie. Tous les transports et communications modernes s'arrêtent et la ville “devient un monde carcéral, un limbe inaccessible dont tous les habitants sont condamnés”. Finel-Honigman conclut que “la transformation d'Oran d'une ville neutre et indifférente en une ville victime, fermée et occupée, devient le thème sous-jacent de la chronique du narrateur. L'indifférence fait place à une prise de conscience progressive alors que la peste envahit tous les quartiers et touche tous les citoyens, quelle que soit leur race.”
Il n'est peut-être pas surprenant, compte tenu de la citation susmentionnée, que La Peste soit souvent lue comme une allégorie de la propagation du fascisme. Camus lui-même a refusé d'admettre qu'il avait écrit une telle allégorie, mais a admis que le roman avait été affecté par l'occupation nazie. Le critique Macs Smith considère que se concentrer sur la maladie et non sur l'épidémie est une mauvaise façon de lire le roman, et que cette dernière est plus appropriée pour soutenir l'analyse du roman comme étant “sur” le fascisme: “Une épidémie est marquée par son effet sur la vie politique. La peste peut provenir d'une bactérie, mais ses causes et ses effets sont humains.”. Camus regarde au-delà d’une seule pathologie “vers un type plus fondamental de maladie”.